Engagement pour la nature et rapport à l’argent: John Muir vs Emmanuel Faber

Les hasards de la lecture font bien les choses. J’ai lu successivement le livre d’Alexis Jenni « j’aurais pu devenir millionnaire j’ai choisi d’être vagabond » sur la vie de John Muir, pionnier des parcs nationaux américains et « Ouvrir la voie » d’Emmanuel Faber, ex-patron remercié de Danone. Il sont tous 2 édités aux très chics éditions Paulsen, parlent, dans des époques différentes, de montagne, d’engagement pour la nature, de rapport à l’argent et au vivant.

Alpinisme, survie: une école pour se frotter à la nature et aux décisions difficiles

Le coeur des sujets historiques des éditions Guerin et Paulsen, basées à Chamonix est la montagne, les grands espaces naturels et l’exploration, l’aventure humaine.

Le livre d’Alexis Jenni fait un portrait fasciné et fascinant du parcours de John Muir, pionnier de la botanique et de la préservation de la nature américaine de la fin du XIXe siècle. Il nous dépeint un enfant écossais élevé à la dure par un père protestant très religieux d’abord en Ecosse, qui a grandit en forçat, dédiant sa force de travail et son ingéniosité à sa famille, pour construire un domaine en partant de rien dans les plaines du Wisconsin. Un forçat qui a pourtant trouvé le loisir, sur son temps de sommeil, d’inventer des machines inutiles et d’apprendre, seul. Une imagination et une bonté jamais éteintes par le labeur, magnifiquement décrites.

Dans un monde beaucoup plus près du notre, Emmanuel Faber se raconte et parle de son enfance dans le Alpes et de sa passion née très jeune pour les sports de montagne et pour sa région. Il évoque aussi, à côté d’un parcours d’élève brillant qui parait facile, la relation avec un frère schizophrène qu’il a fallu gérer, accompagner et aider, en parallèle d’études et d’un début de carrière en fanfare.

Ce récit, pourra paraitre par moment celui d’un enfant gâté auquel tout est offert. Ceux qui pratiquent l’escalade et l’alpinisme seront plus réceptifs que moi aux chapitres décrivant la pratique sportive et les sensations sur les voies des massifs du monde entier. Mais la force de caractère forgée par les difficultés et le rôle de la pratique d’un sport exigeant, dans la façon d’appréhender la conduite du changement, sont tout à fait intéressants.

Passer par la case bling-bling ou pas?

Emmanuel Faber a commencé sa carrière a des niveaux de salaires – il le dit lui même – démesurés. Il a aimé s’acheter des voitures puissantes hors de prix, faire des week-ends de sport aux 4 coins du globe. Il a aimé flatter son ego à revenir d’une réunion avec les patrons du CAC40 au Japon « jetlagé » pour aller grimper un pic je ne sais où, avec la fine fleur de l’alpinisme européen. Ces passages sont assez agaçants. Mais l’auteur montre aussi comment il change, et donc, comment les moins humbles peuvent changer, ce qui est encourageant. Car ce sont eux qui ont le plus d’impact social et environnemental.

Dans la vie de John Muir, on est très loin du luxe. Parti de chez lui les poches vides, il fait des études et est embauché pour réparer et construire des machines, ce qu’il fait un moment. Mais la découverte de la botanique et du plaisir au contact avec la nature le pousse à préférer une vie de vagabondage, libre où il part avec juste de l’eau et du pain dans les contrées sauvages. Son indifférence à la richesse et au confort, auxquels il pourrait prétendre aux vues de ses connaissances et de son talent d’orateur, impressionnaient à l’époque, et impressionnent toujours aujourd’hui.

 » Je ne me soucie de vivre que pour inciter les gens à regarder la beauté de la Nature. »

John Muir

Ignorer l’argent: un truc de très pauvres ou de très riches

Cette capacité d’émerveillement permet à Muir de trouver la richesse dans la contemplation d’un lieu auprès d’un feu de bois, avec un morceau de pain. Même si cette posture semble venue d’un autre temps, elle puise surtout dans une grande force morale, spirituelle, issue d’une éducation presbytérienne et une grande liberté. John Muir semble avoir gardé le meilleur de son éducation rigoriste: l’émerveillement pour la Nature créée par Dieu, la résistance aux épreuves physiques. Mais il a développé en contrepoint une bonté, une curiosité vive, une empathie et une sensibilité joyeuse qui le rendent unique. L’argent n’a d’intérêt que si il lui permet de faire une exploration à laquelle il aspire.

Le chapitre qui traite du rapport à l’argent dans « Ouvrir la voie » est celui qui m’a le plus intéressée. L’auteur y développe cette idée que, dans l’entre-soi du pouvoir, il a été très difficile de déconstruire les habitudes d’un autre siècle: rémunérations exorbitantes cumulées pour des fonctions peu prenantes, retraites chapeaux indues, primes disproportionnées pour des acquisitions… Il a du batailler pour que le salaire de 4 millions d’euros dont il a hérité n’augmente pas. Il explique alors comment il a créé un fond de dotation dans lequel il reversait ce qu’il considérait être l’excédent de son salaire (c’est à dire la majeure partie) dont il n’avait pas besoin, pour des missions d’intérêt général.

Pour lui les ressources financières doivent circuler et servir le changement, l’avancée. il témoigne aussi d’une décision personnelle intéressante: ses enfants n’auront pas d’héritage. iIls se construiront par eux-même, vu qu’ils en ont la capacité. Autre point commun avec Muir, dans une mesure très relative, qui a quitté la ferme de son père en demandant à celui-ci si il pouvait lui donner un peu d’agent pour le voyage. Le père a dit tout simplement : non.

« Distinguer ce qui est nécessaire et ce qui est superflu est un discernement vital pour l’hygiène de chacune et de chacun, de son rapport au pouvoir qui lui a été confié, et donc ultimement pour la salubrité de l’économie et de ce qu’elle sert. »

Emmanuel Faber

Alors, considérer l’argent comme un simple outil et discerner le vital du superflu est ce à la portée uniquement des très riches et des très pauvres? Est-ce que nous, citoyen lambda entre les deux, avons la liberté et la force morale pour nous passer du superflu qu’on nous fait miroiter,… vaste question.

Etre au coeur de la machine ou la fuir

Les chemins choisis dans ces deux livres obéissent à un choix radicalement différent. John Muir a fui le monde des machines qui lui tendait les bras vu ses capacités. Il déteste la ville, l’exploitation de la nature, se désolait des scieries qui pullulaient en Californie, refusait de chasser, aimait les fleurs, les éléments déchaînés et les arbres par dessus tout. Il a choisi de raconter la Nature pour que les hommes souhaitent la préserver, à une époque où on ne jurait que par l’explosion de l’industrie, du chemin de fer et de la ruée vers l’or. C’est sa personnalité, son charisme qui ont fait passer ses messages.

Pur produit de l’élite fin de XXe siècle, Emmanuel Faber fait le choix d’être « dans la machine » de tenter de faire changer un géant de l’agro-alimentaire de l’intérieur. On pourra dire que ce sont des changements insuffisants, qu’il enjolive son bilan chez Danone dans ce livre. Je ne saurai pas en juger. Par contre le mouvement lancé autour des entreprises à mission, l’espoir donné à des salariés pour sentir qu’ils contribuent à un travail plus juste et plus en phase avec l’époque, ne peuvent être niés.

Changer le monde avec ou sans humilité

Est-ce qu’il faut un peu de mégalomanie à penser qu’on peut changer le monde économique d’aujourd’hui? Probablement. Emmanuel Faber se présente comme un pionnier et sa culture du sport extrême où on s’engage, on prend des risques pour faire au mieux n’y est pas pour rien. Ouvrir la voie pour le futur, ce n’est pas modeste, mais pourquoi ne pas laisser de la place aux gens qui ont une capacité à entraîner les autres dans une bonne direction, même si il y a plusieurs routes? Il précise d’ailleurs avec justesse qu’aider les autres à avancer, on ne le fait pas pour les autres, mais pour soi.

Et pour ce qui est de changer notre rapport au vivant, il faut suivre Muir grâce à Alexis Jenni: on le suit qui dort sur la mousse au pied des séquoias, qui se faufile dans les glaciers d’Alaska, qui ménage son âne, parle des fleurs, se nourrit de pain et de miel et rit dans sa barbe dans la tempête sauvage. Un magnifique livre d’aventure, de poésie et de joie de vivre.